Passer le oinj

Ce samedi 12 mai, G n'a pas besoin d'aller chercher le chef à Cointrin. Ce dernier doit en effet se rendre dans une permanence en face de chez G pour refaire le pansement qui entoure sa main et lui propose de venir directement après son rendez-vous vers 9h00.

Pendant qu'il rumine chez lui, G reçoit un coup de fil dont la voix est plutôt caverneuse: "Tu es chez toi?". Après quelques fractions de seconde, les neurones de G percutent correctement et identifient le propriétaire de la voix comme celle d'E, son ami bosniaque. "Oui, je suis chez moi, pourquoi?" "Rémy m'a dit que vous passiez des joints aux Bragades", ce qui se traduit chez E par un réflexe pavlovien déclenchant la sécrétion d'une forte dose de dopamine dans son cerveau encore embrumé. G l'invite donc à partager son petit déjeuner en attendant l'arrivée de R. E raconte comment il a passé une nuit très pidante au Wunderbar. Il n'a regagné ses pénates qu'à l'aube, et a donc besoin de beaucoup de café, que G se fait un plaisir de lui offrir en enviant sa vie de bâton de chaise.

R arrive aussi avec un pansement nouveau autour de sa main blessée lors d'une manoeuvre périlleuse d'accostage en voilier. Tout son entourage lui conseille d'aller faire examiner sa main par un vrai médecin, mais il insiste pour se faire soigner dans la permanence de son enfance, celle où il a reçu ses vaccins contre la coqueluche et la rubéole, où il a été faire soigner ses premiers bobos quand il tombait du vélo, et où il est ressorti gavé d'antibiotiques au premier rhume de l'automne. R reconnaît que le médecin français qui a fait son pansement ressemblait plus à un repris de justice qu'à un médecin de famille. Peut-être est-il d'ailleurs venu en Suisse pour pratique illégale de la médecine en France, qui sait? "M'enfin, si un médecin, même véreux, ne sait pas soigner une petite plaie à la main, il faut qu'il fasse autre chose!" ajoute-t-il avec tout de même une pointe d'anxiété dans la voix.

C'est d'ailleurs une semaine de mutilés. P, a.k.a. Doc Mécano et ami d'enfance de R, s'est aussi ouvert la main deux jours plus tard en ferraillant armé d'un couteau contre un avocat qui n'avait lui rien de véreux. Le résultat est une profonde ouverture de la main gauche qui sectionne le nerf. La plaie est plus sérieuse et nécessite une intervention chirurgicale. Ce jour-là, les passants sont étonnés de voir les deux manchots sur un moto, levant chacun une main d'un côté pour éviter l'hémorragie et signaler l'urgence du déplacement et tenant la poignée du guidon de l'autre main pour rejoindre le centre de soins. Finalement, P écopera d'un arrêt maladie d'un mois, ce qui le rendra extrêmement irritable et déprimé, ne sachant pas quoi faire de ses journées, lorsqu'il n'est pas au bureau. Le premier jour après l'accident, il se fait même gourmander et renvoyer chez lui par la secrétaire de son service qui l'enjoint d'aller se reposer chez lui.

Après l'incontournable café accompagné d'un second petit café, les trois hommes se mettent en route. Aux Bragades, l'air est déjà un peu chaud et augure d'une très belle journée de printemps. R, étant handicapé, donne des instructions aux deux ouvriers mal réveillés. Il faut finir de mettre le joint dans la salle de bain. E badigeonne à grands coups de raclette en caoutchouc pendant que G peaufine avec la gratounette. Pendant ce temps, R passe une deuxième couche de dispersion dans le WC, où des marques sont visibles.

E raconte sa soirée au Wunderbar, où tous les Genevois âgés de plus de 35 ans et qui n'aiment pas se coucher de bonne heure, se retrouvent pour boire, fumer et danser. Quelques jeunes âmes en peine, à la recherche d'un peu de tendresse maternelle ou paternelle, se font refouler à l'entrée, stimulant du coup la Schadenfreude des séniors qui rentrent ("Tu repasseras quand tu seras vieux, hahaha!"). Il y croise des trentenaires zurichois ayant fait fortune en retapant des vieilles bécanes BMW qu'ils transforment en cafe racers et revendent à des banquiers pour dix fois le prix. Il tente de retrouver le lien Facebook, ou leur nom sur son smartphone, mais n'y parvient pas. L'enregistrement de ces informations a dû se faire assez tard dans la soirée lorsque l'éthylomètre avait probablement déjà allègrement franchi le 4 ou 5‰. "On devrait faire ça avec P!" dit-il encore sans vraiment y croire. P n'a effectivement pas tout à fait les mêmes goûts que les banquiers en matière de motos et préfère engloutir ses maigres économies dans des cadavres de Moto Guzzi et autres Kawasaki qu'il ressuscitera, rendra rutilantes et ronronnantes et dont seuls quelques connaisseurs aussi désargentés que lui pourront apprécier l'exploit. E détaille également ses projets d'association lucrative avec un ami bosniaque ayant fait fortune en Autriche et qui veut s'implanter en Suisse. Ce n'est pas le premier business plan d'E pour devenir millionnaire, mais qui sait, peut-être cette fois sera-t-elle la bonne?

Ils déjeunent au Richemont comme de coutume, où il fait bon se rafraîchir à l'ombre avec une petite cervoise.

L'après-midi, ils posent la cuvette des toilettes. L'opération consiste à bien positionner cette dernière, afin qu'elle soit correctement calée bien droite dans tous les sens et pour s'en assurer, il font pivoter un niveau sur 180°. Deux trous sont ensuite percés à la perforatrice qui accueilleront les vis et solidariseront la cuvette au sol.

Le travail est jovial, car la composante de pénibilité est faible. Cette dernière tient essentiellement à la position agenouillée qui s'avère douloureuse à la longue. L'ambiance est surtout festive grâce aux nombreux tubes recyclés par Radio Nostalgie et parfaitement prévisibles. Même E, peu coutumier de la vaste variété culturelle française, chante à tue-tête du Jean-Jacques Goldman, Pascal Danel et autres Poppys. Mais une chose fait sortir E de ses gonds, c'est la publicité, ce fléau auquel son émigration l'a exposé. Ayant vécu sa jeunesse dans la troisième voie radieuse où la publicité pour les coopératives était inutile, E ne supporte pas même l'idée platonicienne de la publicité. Dès que les premiers jingles font leur apparition sonore, il bondit en écumant de rage sur le poste pour le brutaliser et sélectionner un canal exempt de publicité. G et R, dont le cerveau a déjà été lobotomisé par une exposition prolongée à la publicité, sont déçus mais acceptent la main tendue pour tenter un long et difficile sevrage.

La cuvette est calée et fixée avec de longues vis, puis le réservoir d'eau est posée dessus. Il ne reste plus qu'à faire les branchements de l'arrivée d'eau!

Les Bragades sont enfin équipées pour résoudre un des plus anciens problèmes de la civilisation: le recyclage le traitement l'évacuation des matières stercorales.

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