Le fin Tessinois

Samedi 25 août, la reprise du travail aux Bragades est sérieuse, car R est rentré de vacances.

Le jour avant, ils se retrouvent chez P pour l'aider à transbahuter le pont élévateur de la remorque dans son espace atelier. Les colonnes et les rampes sont assez lourdes et difficiles à manier avec la "chèvre" (une sorte de grue miniature beaucoup plus sympathique que l'animal qui a détruit les vignes aux Bragades). G essaie de se rendre utile mais ne peut s'empêcher de faire un faux mouvement, qui lui cause un blocage dans le bas du dos fort peu opportun au vu des travaux du lendemain. Finalement, tous les éléments ont pu être entreposés dans l'atelier. Il ne reste plus à P qu'à visionner des tutoriels sur youtube pour l'assemblage.

Ce même vendredi soir, G reçoit un message de son collègue A, qui se propose de venir donner un coup de main et même d'inviter tout le monde le soir chez lui pour déguster la très délicate cuisine tessinoise de S, son épouse. G accepte après moult négociations pour tenter de renverser l'invitation sans succès.

Plus tard, encore dans la soirée du vendredi, c'est un E éméché qui se pointe comme prévu pour découcher. L'injonction est de sa fille Ro, qui a réquisitionné l'appartement pour fêter son anniversaire. Ils boivent encore un dernier verre de whisky et se donnent rendez-vous le lendemain directement aux Bragades (E ne se réveillera que tard dans le début de l'après-midi et renoncera finalement à passer).

Samedi matin, après le traditionnel café-croissants, G et R prennent la route. Le temps est couvert et il fait même frais. Aux Bragades, R examine les travaux de peinture et détecte immédiatement d'un regard oblique deux coulures dans la cuisine. "C'est pas moi, c'est N!" explique G, car oui, les absents ont toujours tort et N fait, elle aussi, la grasse matinée.

La première tâche qui leur incombe consiste à raccorder un tuyau de prise d'air dans le système d'évacuation. En effet, sans ce tuyau, le risque existe que les siphons se vident lorsqu'une chasse d'eau est tirée et crée une dépression. Or, qui dit siphon qui se vide, dit affreux remugles qui remontent de la fosse septique. Même si le risque est faible, le choc olfactif pourrait être important, ce que personne ne souhaite aux Bragades.

Pratiquement, la mission est rendue compliquée par la nécessité de faire passer ce tuyau à l'intérieur de la paroi de placo qui sépare la chambre est de la salle de bain, car cette dernière se trouve juste en-dessous d'une poutre. Il leur faut donc ouvrir une trappe au grenier pour faire un passage. De plus, ils n'ont pas acheté de coudes et doivent donc les fabriquer au miroir chauffant.

Vers 10h00, A débarque enfin comme promis, en tenue plus sportive qu'ouvrière. G et R lui réservent bon accueil puis, après lui avoir fait visiter les lieux, le mettent immédiatement à la tâche. Au départ, ce sont des petites corvées ne nécessitant aucun talent, comme tenir un outil prêt à dégainer quand R en a besoin, ou passer l'aspirateur. Mais petit à petit, A se voit confier des travaux nécessitant davantage d'autonomie, car il apprend vite et bien, comme à l'école.

Mais qui est A? Il a été le compagnon d'infortune de G pendant les longues années de doctorat où tous deux ont dilapidé leur déjà insignifiante jeunesse devant un triste écran d'Olivetti M24. Fraîchement débarqué de la Valle Maggia, où il a passé son enfance à occire le cochon avant l'hiver, A aime la nature et s'intéresse très vite à l'économie de l'environnement. Son français hésitant permet à G d'exercer son italien en échange de corrections discrètes lorsqu'A introduit des italianismes cocasses ("Dans mon pays, les gens ..."). Si leurs thèses ont disparu sous une même couche de poussière, leurs carrières ont connu des destins ô combien différents. Celle d'A a pris un essor remarquable qui lui permet de figurer dans le top 20 à l'échelle nationale, ce qui rend verts de rage tous les économistes de Suisse qui ne figurent pas sur ce classement.

G, dont la carrière d'économiste est nettement plus discrète, n'est pas jaloux et applaudit car il sait que son jour de gloire viendra et que ses collègues joueront des coudes pour se montrer à ses côtés devant les caméras, lors de la remise d'un prix prestigieux ("Les idées, j'en ai à revendre. Je dois juste les mettre sur papier"). Certes, il ne reste plus beaucoup de temps, mais patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Ce portrait ne saurait être complet sans mentionner qu'A est aussi un fin moucheur ayant initié G aux joies et (surtout) déconvenues de la pêche à la mouche, et un redoutable cueilleur de bolets. Cette année, cependant, il a fait chou blanc dans toutes ses excursions. "Le temps a été trop sec, pas le moindre petit bolet!" se plaint-il, drapé de réchauffement climatique, dont il est expert mais dont il a également un grand besoin au vu des maigres calories que son métabolisme transforme en une bien trop fine couche de peau. Son diagnostic sera démenti en soirée à la vue des photos de l'extraordinaire cueillette réalisée par R et sa famille aux Grisons ("Oui, mais forcément, là-bas, c'est plus humide!").

Revenons aux travaux des Bragades. Ils terminent donc très rapidement l'installation du tuyau d'évacuation par de multiples allers-retours entre les trois étages qui permettent finalement de faire passer les coudes à travers les plafonds et les planchers. Le placo découpé est remis et replâtré avec du moltofil.

A midi, ils s'en vont déjeuner au Richemont, ce qui permet à A de goûter à la cuisine Bonnevillienne. Sur le chemin, ils ont la joie de voir la décoration choisie par la mairie pour le giratoire. Un vigneron prenant soin de sa vigne. Comment ne pas y voir un signe prémonitoire de l'avenir des activités vinicoles des Bragades? L'après-midi est consacrée à la pose du parquet dans la chambre à coucher. La première rangée est comme de coutume toujours plus compliquée et lente à poser car tout le reste du parquet en dépend. Ensuite, ça déroule et ils parviennent à caser toutes les belles planches de chêne. C'est une véritable piste de bal! A est impressionné des travaux que l'on peut faire soi-même et cela lui donne même des idées pour l'étable dont il a hérité en Valle Maggia. (L'idée en question c'est d'inviter R, évidemment, pas de faire les travaux lui-même).

Le soir, ils se retrouvent avec leurs épouses au bien-nommé chemin du Velours (même les élèves du cycle voisin chuchotent entre eux à la récréation).

S ne dément pas à sa réputation de cordon bleu avec des entrées fraîches et savoureuses et une succulente forêt-noire faite maison. A, de par un lointain gène de Néanderthal, garde la main sur la cuisson de la viande ("Tu poses la main au-dessus du grill et tu comptes uno-Mississippi, due-Mississippi, tre-Mississippi et quand tu arrives à quattro-Mississippi, et que tu n'arrives plus à garder la main au-dessus du grill, c'est que la température est bonne!").

Une journée bien remplie, un travail efficace, un célèbre économiste s'initie aux joies du bricolage, un repas somptueux, ... à mon pays, ça n'existe pas!

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